J.-P. Tabin u.a.: L’assurance chômage en Suisse

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Titel
L’assurance chômage en Suisse. Une sociohistoire (1924-1982)


Autor(en)
Tabin, Jean-Pierre; Carola, Togni
Erschienen
Lausanne 2013: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
229 S.
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Olivier Meuwly

La question du chômage gagne en importance en Suisse dès les années 1890. Alors que le principe constitutionnel de l’assurance maladie vient d’être adopté par le peuple suisse, le conseiller fédéral vaudois Louis Ruchonnet ne cache pas ses inquiétudes. Pour lui, aucun doute n’est permis: le prochain grand chantier qui attend la Confédération concerne le chômage, ce fléau des temps nouveaux. Depuis une quinzaine d’années sévit une lourde crise, déclenchée par un krach bancaire en 1873. Si l’essor technologique profite aussi aux ouvriers, une réalité qui permettra à Eduard Bernstein de condamner les prévisions marxistes, il ne freine pas les vagues de licenciement dans le monde industrialisé. Le chômage se hisse au rang de question vitale pour des économies fondées sur le marché.

Le phénomène demeure longtemps diffus et peine à s’insérer dans les grilles que tente d’élaborer une science statistique encore balbutiante. Les cantons ne sont pas totalement inactifs alors que les syndicats agissent de leur côté. La Suisse, privée de grandes concentrations industrielles semblables à celles que connaissent la France ou l’Allemagne, se révèle toutefois moins contaminée par le mal, au point qu’Adolf Deucher, le père des assurances sociales en Suisse, peut encore exprimer ses doutes quant à la nécessité d’une assurance chômage. Le phénomène lui paraît trop difficile à cerner dans sa réalité et à modéliser en termes d’aides financières.

Cette préhistoire de l’assurance chômage n’entre pas dans le champ d’investigation choisi par Jean-Pierre Tabin et Carola Togni. Il est vrai qu’elle a en partie été traitée par Erich Gruner et ses collaborateurs. Les auteurs entament leur enquête dès la fin de la Première Guerre mondiale, à un moment où la Suisse se remet d’une grève générale qui a laissé derrière elle un profond traumatisme dans la société helvétique. Tout de suite, l’assurance chômage, que l’on se hâte de mettre sur pied pour compléter les dispositifs épars et encore sommaires qui existent déjà, apparaît comme un instrument devant contribuer à la réconciliation des classes. Initiée presque en même temps que l’AVS, elle s’imposera beaucoup plus vite. C’est cette histoire d’une assurance conçue dès ses origines comme un symbole d’une coopération possible entre patronat et syndicats ouvriers que Tabin et Togni racontent dans leur livre.

La loi qui verra le jour en 1924 renferme tous les principes que l’on retrouvera dans la loi de 1982, encore en vigueur aujourd’hui. Elle repose sur la notion de travail comme fondement de l’ordre social. Il est exclu que cette loi serve à subventionner l’oisiveté et place clairement la responsabilité du chômage sur l’individu. La loi ne doit pas balayer les systèmes en place mais les compléter en autorisant une intervention des pouvoirs publics pour adoucir les effets d’un risque inhérent au marché du travail. Car si l’individu doit prendre à sa charge les revirements de la conjoncture, la doctrine reconnaissant la possibilité d’un dommage sans qu’une faute ne soit commise, et qui a présidé à l’édification progressive de l’État social, s’applique aussi au cas du chômage.

La loi est-elle néanmoins taillée sur les intérêts des patrons? Ceux-ci ont certes compris qu’au lendemain de la guerre, certains présupposés ne peuvent plus avoir cours. Mais ils refusent d’alourdir les charges qui leur incombent et obtiennent de ne pas participer au financement de la nouvelle assurance, d’ailleurs encore facultative et abandonnée aux apports des ouvriers eux-mêmes et aux subsides étatiques. Avec la complicité des syndicats toutefois. Le réseau des caisses s’adosse pour une large part aux caisses syndicales et les représentants ouvriers savent que, si les employeurs doivent mettre la main au porte-monnaie, ils demanderont à se mêler de leur gestion. Ce qu’ils ne veulent en aucun cas. La loi, inspirée d’expériences belges, pourra ainsi se développer comme la plateforme d’un réformisme syndical où les leaders syndicaux ont rapidement compris que la Suisse, fédéraliste et articulée sur une démocratie semi-directe vivace, ne serait pas mûre avant longtemps pour la révolution. Le Parti socialiste empruntera le même chemin mais plus lentement.

C’est en 1976 seulement que l’assurance revêtira un caractère obligatoire. Elle sera alors dotée d’un financement désormais partiellement assumé par les patrons. La crise économique qui accompagne les années 1970 a fortement secoué le marché du travail, même si la nouvelle situation ne se reflète pas dans les taux de chômage: nombreuses seront les personnes ayant perdu leur emploi et d’origine étrangère à regagner leur pays. Il n’empêche que la crise dévoile la fragilité de la Suisse, au bénéfice d’un appareil industriel sorti indemne de la guerre mais désormais dépassé. Accrochés à leur refus de subvenir aux besoins de caisses gérées par les syndicats, les patrons saisissent cependant qu’un refus d’entrer en matière sur le financement patronal du chômage ouvrirait la porte à une législation du travail beaucoup plus contraignante, notamment en matière de licenciement, à l’instar de ce que la France est alors en train de mettre en place. L’assurance chômage devient une assurance sociale comme les autres.

L’ouvrage de Jean-Pierre Tabin et Carola Togni constitue une contribution importante et bienvenue à notre connaissance de la genèse de nos assurances sociales. Trois remarques pour finir. Tout en regrettant leur bégayante manie de «mascu-féminiser» plusieurs termes, nous aurions apprécié une intégration plus précise de l’évolution de l’assurance chômage dans la construction globale de l’État providence à la mode helvétique, entre la fin du second conflit mondial et aujourd’hui. Enfin, certaines affirmations auraient peut-être mérité une discussion plus approfondie. Il est ainsi souvent répété que certaines mesures, comme le chômage partiel, ont servi à «stabiliser » le salariat ? Mais n’aurait-on pas pu prétendre qu’elles ont surtout permis de sauver des entreprises, et donc des emplois ? Mais là, on touche à l’un des débats récurrents autour de l’histoire sociale suisse et de tous les projets liés à la «paix du travail»: s’agit-il d’un «pacte» réalisé au profit de tous ou d’une abdication des ouvriers?

Zitierweise:
Olivier Meuwly: Rezension zu: Jean-Pierre Tabin, Carola Togni, L’assurance chômage en Suisse: une sociohistoire (1924-1982), Lausanne: Antipodes, 2013. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 279-280.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 123, 2015, p. 279-280.

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